Silent Mutation (Post anthropocène)
Lionel Bayol-Thémines
À quoi pourrait ressembler le monde après l’Anthropocène, cette ère de l’histoire terrestre qui succède à l’Holocène dans l’échelle des temps géologiques et qui fait de l’Homme une « force tellurique » majeure, tant ses activités ont impacté et bouleversé l’écosystème? Pour représenter de manière fictionnelle un monde transformé, d’où l’espèce humaine a définitivement disparu, il était logique pour Lionel Bayol-Thémines de faire appel à l’informatique, domaine sur lequel s’appuie désormais l’ensemble des activités et des savoirs de l’humanité. Les étranges paysages de sa série Silent Mutation résultent de l’association de la photographie et de la création 3D, outils dont l’artiste fait un usage singulier en modifiant ses prises de vues pour générer la représentation de « réalités nouvelles » : l’ablation, l’accumulation, le transport de matière sont ici le fait de manipulations dans la structure interne des images que constitue leur code numérique. Vidées de toute présence humaine, les images méticuleusement élaborées par Bayol-Thémines donnent à voir une nature artificielle, comme pour matérialiser la «dénaturation» de l’environnement résultant d’une activité humaine intensive, ou encore mettre en évidence des mutations invisibles – conséquences des pollutions industrielles, de l’impact environnemental des biotechnologies, des émissions radioactives, ou encore des bouleversements climatiques qui engendrent d’improbables jungles dans des zones tempérées (Lowland, 2013-2014). L’éventail des catastrophes se met ainsi en place lentement mais sûrement, des tsunamis numériques (Tsunami et Iceland, 2014) aux pluies acides pixellisées génératrices de smog (Beyond the time, 2015), des parcelles de terre pétrifiées (Safe Land et Fossil Territories, 2014) aux paysages brinquebalants issus d’une géomorphogenèse torve, souillée par un algorithme corrompu (Geodesy, 2015).
Au-delà d’une approche singulière et très expérimentale de la photographie numérique, les productions de l’artiste prennent des formes diverses : images photographiques classiques mais aussi livres d’artiste, volumes et installations. Dans les œuvres de Lionel Bayol-Thémines, la plasticité de l’image ne s’exprime pas seulement dans sa structure interne – son code – et donc dans ce qu’elle représente, mais aussi dans sa matérialité, la forme dans laquelle elle s’incarne.
Ainsi, l’installation High Land (2015), avec ses photographies déployées en volume, se présente comme l’exploration d’une autre perspective de la vue de montagne, sous un angle inattendu à l’instar du peintre Gustave Courbet lorsqu’en 1877 il représenta son Panorama des Alpes . Vue de profil, l’oeuvre évoque une forme d’onde, comme si la menace des changements climatiques se propageait symboliquement vers des territoires encore épargnés. Loin d’une invitation à la contemplation, ou de la révélation « d’un point où [l’oeil] pourrait se reposer avec plaisir » comme l’a écrit Hegel dans son Journal de voyage dans les Alpes bernoises , le recours à la troisième dimension autorise l’artiste, au delà des manipulations numériques, à bousculer la représentation traditionnelle de la montagne – celle qui façonne notre regard – et donc à perturber les conventions qui gouvernent notre perception du paysage. Ce faisant, il questionne le spectateur selon une approche spéculative et remet en question un certain académisme où les photographies sont sagement encadrées pour être alignées sur le mur.
En questionnant les formes du paysage, réelles ou fictives, avec les outils de son époque que sont les logiciels de traitement d’image, Lionel Bayol-Thémines travaille sur le rapport de fascination que l’homme entretient depuis toujours avec la nature, et en particulier la montagne... Loin de céder à une vision romantique, contemplative, idéalisée ou documentaire, cet artiste ouvre une voie encore peu explorée actuellement par les photographes ; avec chaque nouvelle série d’images, il semble vouloir repousser toujours plus loin les limites de la représentation paysagère mais aussi les possibilités offertes par les outils numériques. A contresens des modèles traditionnels et de la voie documentaire tant explorée par les photographes de ces dernières décennies, il nous convie à promener notre regard dans une nature réinventée, à faire l’expérience d’un paysage fantasmé, chargé d’une histoire des représentations mais également profondément marqué par l’état d’un monde menacé.
Albertine Da Silva
1 Gustave Courbet, Grand panorama des Alpes, les Dents du Midi, 1877. Huile sur toile, 151.2 x 210.2 cm.
2 G.W.F. Hegel, Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises (du 25 au 31 juillet 1796). Traduction de Robert Legros et Fabienne Verstraeten, à partir de Rosenkranz, G.W.F. Hegels Leben, Berlin, 1844, Millon Jerome ed.